Appaisons ce qui en nous recherche un but
Nicole Montineri
Nous abordons la vie en fonction de ce qui nous plaît et nous déplaît.
Cette attitude est à l'origine de toutes les formes de souffrances
psychiques, car elle génère un conflit entre celui qui vit l'expérience
et ce qui survient. Le désir de fuir l'évènement ou de
vivre autre chose que ce qui est, crée une division entre celui qui
expérimente et la réalité des choses. Il y a alors volonté
de dépasser cette contradiction, en l'évitant ou en tentant
d'agir sur l'évènement. Pour comprendre la souffrance, nous
devons découvrir ce conflit, cette dualité entre celui qui rejette,
contrôle, ou même accepte, et l'évènement tel qu'il
est. Dans cette division, le temps intervient et la souffrance commence à
courir le long de cette distance créée par la pensée.
Le contact avec la réalité de l'évènement est rompu, car c'est à partir de la mémoire que la pensée surgit. Tout est alors regardé à partir de cette mémoire, c'est-à-dire d'un savoir et d'expériences du passé, et ce sont eux qui dictent leur loi à la réalité du moment présent. Il n'y a plus de contact direct avec ce qui est. Toute notre existence devient une suite de conflits entre ce qui est et ce qui devrait être, ce qu'il faudrait faire ou ne pas faire pour satisfaire nos désirs de bonheur. Cette agitation mentale nous empêche de regarder l'évènement tel qu'il se présente, la situation telle qu'elle est, mais aussi la souffrance telle qu'elle a pris forme en nous, et qui n'est souvent devenue qu'une idée que nous nous en faisons…
Nous nous voyons comme un paquet d'expériences accumulées qui s'oppose à tout ce qui pourrait le perturber. Cette empreinte mémorisée fait que nous nous pensons en termes de temps, d'évolution, de devenir. Donc, la frustration et la peur sont là. La souffrance est étroitement liée à la peur. La peur nous emprisonne dans une structure mentale sécurisante qui n'est pas digne de ce que l'être humain est appelé à vivre. Chacun de nos actes est entaché d'anxiété, accompagné d'émotions perturbantes créées par une pensée qui s'affole devant l'inconnu. Notre esprit résiste, bataille contre l'incertitude, se raccroche obstinément au connu, se met en fuite de crainte de perdre ce qu'il connaît, par peur de souffrir et… nous mène tout droit à la souffrance !
Nos vies sont sous l'emprise de nos esprits submergés de bavardages, imprégnés de théories et de croyances qui édifient et consolident nos détresses. Nous nous infligeons à nous-mêmes de la souffrance en laissant le mental nous diriger. Nous ne voyons plus que ce que notre esprit nous autorise à voir, à travers le voile tissé du flot ininterrompu des pensées. Il se produit une fausse perception de ce qui est vécu, car ce n'est pas la vraie réalité qui est vue mais sa représentation mentale, fruit de nos multiples conditionnements. Le défilement des pensées qui reviennent sans cesse pour condamner ou répéter les expériences qui nous sont proposées recouvre la pure perception de ce qui est. Notre mental vient sans cesse se surimposer au simple fait de voir ou de sentir. Il exerce une pression sur chaque chose, saisit la vie à l'aide de concepts au lieu de la laisser s'accomplir en nous. Il voudrait que tout soit certain dans les théories qu'il échafaude, dans tous les aspects de la vie quotidienne. Il est incapable d'affronter l'incertitude et fuit le présent à chaque instant renouvelé, dans une perpétuelle et illusoire poursuite d'un devenir stable. Il n'y a jamais de contact profond avec la vie, qui est ainsi traversée sans que nous soyons véritablement conscients de sa beauté. Elle est sans arrêt fragmentée, divisée par notre esprit en bien/mal, bonheur/malheur, moi/autre. Toute notre douleur – et celle de l'humanité entière – est contenue dans cette fausse conception de la vie.
La cause
principale de nos douleurs psychiques est la résistance mentale que
nous créons face aux changements proposés par la vie. Notre
souffrance se nourrit de nos réactions de fuite ou d'opposition, de
nos angoisses et de nos espoirs, conséquences de tous nos conditionnements.
Elle repose sur la croyance que quelque chose nous manque et qu'il faut l'obtenir,
ou que quelque chose de mauvais s'impose à nous et qu'il faut s'en
débarrasser. Cette illusion que nous devons modifier ou supprimer ce
qui est fait partie de notre processus mental, et la souffrance engendrée
n'appartient donc qu'à lui. Elle est une spéculation mentale.
Ce qui ne signifie pas qu'elle est une chose abstraite : elle est bien réelle
pour celui qui la vit. Lorsque nous souffrons, nous souffrons. Tant que nous
ne parvenons pas à laisser notre esprit en paix, à observer
simplement ce qui nous est proposé, sans implication mentale entrainant
jugement, résistance, fuite ou culpabilité, nos souffrances
nous apparaissent réelles.
C'est par le sentiment d'un moi solide, mais aussi vulnérable, donc
craintif, qu'apparaît la souffrance. Tant qu'il y a ce moi rempli de
peurs, qui se prend pour l'acteur de la vie, il y a division et conflit. Ce
sentiment d'une identité qui existe à travers une histoire nous
fait vivre sans cesse dans un rapport conflictuel avec les autres, mais aussi
à l'intérieur de nous-mêmes. Tout est vu et vécu
à partir de ce centre .Or ce moi si précieux n'a pas d'existence
indépendante. Il apparaît seulement dans le champ de la conscience
comme une fonction mentale en rapport avec une situation et a vocation à
y retourner. Découvrir ce qu'il est exactement, le connaître
pour comprendre ses peurs et ses angoisses, revient à découvrir
les racines de notre souffrance.
La première chose à voir est que notre petit moi veut durer, à l'abri de toute insécurité, de tout changement, alors que vivre c'est mourir à chaque instant à toute chose. Ainsi, nous n'osons plus vivre, nous ne sommes plus en contact direct, intense, avec la vie. La mort à chaque chose vécue est la nature même de la vie, qui ne peut être qu'en se renouvelant. Nous ne savons pas intégrer ce mouvement continu, nous tenir prêt à mourir à notre plaisir, à notre chagrin, à l'expérience proposée, à notre histoire personnelle, à notre moi. Vivre, c'est accepter la perte de nos proches, de nos biens, de notre travail, de notre réputation… la perte de tout, qui sera à la fin inévitable. Nous devons consentir à vivre avec la mort à chaque seconde afin que notre esprit ne soit pas entrainé à donner une continuité aux choses, inéluctablement emportées dans le courant d'énergie. C'est notre désir de permanence au sein du mouvement d'apparitions et de disparitions qui nous fait tant souffrir.
Il nous
faut découvrir ce qu'est ce moi, l'observer et le comprendre. Tant
que nous n'aurons pas vu que c'est cette entité sous influence, éduqué
socialement pour la lutte et la compétition, à la recherche
constante d'innombrables plaisirs, que nous prenons pour notre véritable
identité, nous souffrirons. La souffrance signifie que nous vivons
à partir de ce que nous ne sommes pas. Nous ne sommes ni la succession
de nos désirs, ni l'addition de nos expériences. Tant que nous
vivrons avec une représentation personnelle de la vie à travers
des pensées, des émotions et des actes, nous connaitrons la
souffrance. Or, il n'y a rien de personnel que ce moi puisse faire, si ce
n'est s'insérer dans le flux de la vie, accueillir le mouvement, consentir
au changement. Tout est vécu alors à partir d'un espace qui
se révèle en nous, paisible et libre. C'est son mouvement universel
qui nous anime, et sa liberté devient notre liberté. Notre essence
est cette énergie de la vie, cette réalité pure, immuable,
infinie, vide et lumineuse à sa source. Comment découvrir ce
qu'est la réalité, comment remonter jusqu'à la source
de la vie si nous avons peur de la puissance du flot d'énergie qui
porte notre existence ? Osons vivre, soyons passionnés, ressentons
chaque chose intensément, la beauté comme la misère,
embrassons chaque occasion que la vie nous donne de comprendre et d'aimer.
Ainsi la vie prend son véritable sens, qui n'est pas celui d'un progrès,
d'un avantage ou d'un gain quelconque.
Notre esprit trop rempli déborde d'idées, juge, condamne selon
d'innombrables fluctuations mentales qui sont autant d'identifications réflexes.
Mais si nous arrivons à nous placer dans une position d'extrême
attention à ces automatismes de la pensée, si nous les observons,
sans nous engager, sans chercher à nous en débarrasser, les
regardant simplement, notre mental s'apaise peu à peu, de lui-même.
Il calme son fonctionnement parasite et ne nous emporte plus dans ces réactions
amplifiées de peur, d'agressivité ou d'abattement que nous connaissons
habituellement. Seule la partie fine, sensible, pénétrante de
l'esprit est alors utilisée, et elle nous place dans une vraie réceptivité.
Les pensées n'ont plus d'emprise sur notre conduite et se révèlent
telles qu'elles sont en réalité : des impressions qui apparaissent
dans le vide de la conscience. Il ne s'agit pas d'essayer de les supprimer,
car elles sont un moyen d'expérimenter la vie et cet effort produirait
un autre conditionnement, mais de cesser de les entretenir et de les considérer
comme réelles, solides, permanentes.
Vivons
avec attention. L'attention n'est autre que la prise de conscience de l'apparition
puis de la résorption de chaque chose, à l'instant où
cela se produit. Par le regard pénétrant dirigé vers
la source du flot mental, nous entrons en résonance avec le point d'origine
de la vie, avec la réalité ultime. Cette réalité
est hors de portée de la pensée liée au temps et soumise
aux désirs de l'ego. Elle est un espace silencieux, vide. Elle est
ce qui, en nous, accueille comme une coupe largement ouverte, ce qui, affranchi
du corps/mental, a la capacité de voir, d'intégrer et de guérir.
En ce lieu de paix, les peines et les angoisses se dissipent d'elles-mêmes,
sous l'effet de notre ouverture, de notre vision intégrale, de notre
conscience totale de ce qui est. Il n'y a plus la moindre distance créée
par la pensée, mais contact direct avec les faits tels qu'ils sont
proposés par la vie. S'ouvre alors un espace immense de liberté
où il n'y a plus le moindre conflit possible entre ce qui est et ce
qui devrait être, et donc plus de souffrance possible. Cette fusion
entre l'observateur et l'évènement proposé ne peut avoir
lieu que lorsque l'esprit est calme, immobile, sans effort pour essayer de
l'être. Ce n'est pas quand le penseur n'existe plus, mais quand la pensée
s'est libérée de toute réaction générée
par ses conditionnements.
Aucun évènement qui survient n'est en lui-même souffrance,
pas même la grave maladie ou le handicap. Toutes les circonstances de
la vie sont l'occasion d'une silencieuse découverte de la paix inhérente
à chaque expression de la réalité. C'est notre regard
alourdi par nos pensées et nos émotions qui est porteur de souffrance.
Nous sommes incapables de poser sur les évènements une attention
profonde et aimante. Nous aimerions tellement que la réalité
soit autre ! Par exemple, dès que notre corps devient faible ou douloureux,
notre esprit génère aussitôt une angoisse due à
notre identification au corps et à la peur de ne plus pouvoir contrôler
notre vie comme nous l'entendons. Nous regrettons l'état de santé
antérieur, nous imaginons le pire et nous nous infligeons une fuite
ou une bataille désespérée devant ce qui est. Vouloir
guérir à tout prix est signe que nous refusons le changement,
l'impermanence au sein de tout phénomène. Pourquoi le corps,
qui n'est rien d'autre qu'une forme apparente et limitée de notre être
véritable, ne connaitrait-il que l'état de santé ? Même
dégradé, il est un moyen par lequel la vie s'expérimente,
avec une finesse de perception qui va bien au-delà de cette forme.
Il s'agit de l'accepter changeant, d'admettre sa dégradation, de l'aimer
aussi et, bien sûr, de le soigner. A notre mort, l'abandon de ce corps
vient nous rappeler que seule la conscience demeure, de toute éternité.
C'est lors d'une grave maladie, tandis que je me tenais dans un état
de disponibilité totale, sans attente de quoi que ce soit, que j'ai
pu découvrir la réalité de notre nature véritable.
Mon corps sur le point de périr fut l'instrument par lequel l'énergie
cosmique investit ma conscience, la déploya jusqu'à ce qu'elle
se fonde dans l'espace infini.
Nous avons
tous la capacité de percevoir la maladie exactement telle qu'elle s'exprime
à travers ses symptômes, sans l'interférence de pensées
parasites. Nous pouvons tous comprendre la maladie, c'est-à-dire la
prendre en nous, l'intégrer, afin d'abolir tout conflit, toute dualité,
source de souffrance. La lutte, l'attente obstinée de la guérison
provoquent tensions et angoisses. Allégeons-nous, apaisons ce qui en
nous recherche un but, ne nous attachons pas à notre douleur, nous
ne sommes pas elle. Il existe une dimension qui n'est jamais dégradée.
Au niveau absolu, celui de notre véritable nature, la maladie n'existe
pas. Il n'y a rien à guérir. Sur le plan de notre destinée
terrestre, la maladie nous offre l'occasion d'avoir une générosité
d'abandon de soi, sans condition, sans exigence. Nous ne la voyons plus alors
comme une manifestation pénible, mais comme une invitation à
creuser au plus profond de la vie, à découvrir son sens au plus
intime de notre être. Nous ne voyons plus seulement la déchéance
physique mais notre véritable nature qui se tient derrière,
intacte, vide de toute croyance en une souffrance. Quelle que soit l'évolution
de la maladie, nous acceptons qu'elle fasse partie de notre voyage terrestre
car nous savons que notre nature fondamentale demeure inchangée. Ainsi
vue, la maladie développe notre capacité de patience, de douceur,
de sagesse, de compassion envers tous ceux qui souffrent. Elle a un sens profond,
comme chaque chose que nous expérimentons ici. La maladie est toujours
porteuse d'un message qui nous indique une voie de transformation, de réajustement
à ce que nous sommes ou de libération de notre identification
au corps. Quelle que soit la dégradation de celui-ci, ne nous sentons
pas misérables, car nous sommes aimés tels que nous sommes…
La douleur physique est une réaction nerveuse et nous disposons maintenant
de moyens pour l'adoucir. La douleur psychologique survient lorsque nous nous
accrochons à notre petit tas personnel d'accumulations, constitué
de savoirs et d'expériences que nous avons fait nôtres, et que
nous nous opposons à tout ce qui vient le déranger. Il faut
parfois de nombreux coups pour que nous acceptions d'être dérangés
et de nous interroger sur l'origine et la nature de notre souffrance. Ce que
nous appelons épreuve nous est proposé pour nous sortir de notre
torpeur, nous bousculer dans nos certitudes, nous arrêter dans nos conquêtes
extérieures et nous placer sur la voie qui mène à soi.
Les évènements sont parfaitement accordés à ce
que nous devons vivre, à notre intériorité, mais par
notre incompréhension, nous préférons fuir ou nous isoler,
nous replier sur nous-mêmes ou nous révolter. L'épreuve
est une proposition d'ajustement ou de dépouillement qui nous est faite,
mais nous l'accueillons rarement comme une invitation à nous transformer,
à faire retour sur ce que nous sommes véritablement. Nous ne
la comprenons pas car nous voulons y échapper, en comptant sur un sauveur
ou un idéal, en nous étourdissant dans les distractions, en
nous réfugiant dans le travail ou en sombrant dans une névrose…
Alors la souffrance finit par engourdir notre esprit, insensibiliser notre
cœur. Nous nous y habituons et devenons indifférents, autant à
notre propre souffrance qu'à celle des autres. Nous ne la reconnaissons
plus et nous nous fermons à toute compréhension profonde de
ce qu'elle est, et donc à toute possibilité de nous en libérer.
Car oui, la souffrance a une fin, et sa fin donne la paix… Elle se trouve dans sa rencontre, dans son contact direct, sans l'intermédiaire d'un moi séparé qui la rejette ou l'accepte. Si je peux comprendre ce qu'elle est véritablement, c'est-à-dire l'intégrer totalement, la regarder sans division, sans la verbaliser, sans émettre de jugements dessus, l'esprit complètement vide à son sujet, elle se dissout. Dans le contact direct avec elle, sans fuite, sans évasion, sans explications ni espoirs non plus, sans tout ce processus mental complexe qui se met en route, il n'y a plus de place pour la peur. C'est cela, la vraie libération, et non le refuge dans des solutions superficielles qui ne satisfont que nos egos.
La vie nous manifeste sans cesse son amour, même à travers le pire des malheurs. Mais nous, nous avons pris l'habitude de sélectionner ce qu'elle nous offre, nous lamentant si elle ne satisfait pas nos désirs égotiques... Il s'agit d'arriver à nous abandonner à son énergie de compassion, avec une confiance absolue en tout ce qu'elle nous présente. Il n'est pas d'autre intelligence.
Article publié dans la revue 3e Millénaire, n° 99, Printemps 2011.
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